mardi 31 octobre 2023

Un clown chez les zozommes

En ce temps là, les clowns n’habitaient pas dans les cirques ; non plus qu’ils ne voyageaient sur les routes dans de jolies caravanes multicolores ; ni ne recevaient des tartes à la crème sur la figure en poussant de gros rires de bécasses.
Non. En ce temps là, les clowns vivaient dans les arbres, au milieu d’une grande forêt. Et sur celle-ci régnait le plus grand, le plus beau, le plus zestraordinaire de tous les clowns du monde : le roi Gino.
Ce roi avait un fils,  le prince Mollo, ce qui signifiait en langage de clown, "gros tarin tout crotté". Il faut vous dire que les clowns aimaient bien rigoler et qu’ils avaient pris l’habitude de donner des prénoms ridicules à leurs enfants. Ainsi, le cousin du prince Mollo se prénommait Pipo, ce qui signifiait "petit ver de terre crasseux" et le roi Gino lui même n’avait pas échappé à cette vilaine manie puisqu’en langage de clown, son prénom voulait dire "grosse citrouille pleine de poils". Quant à la reine, elle s’appelait Lina, ce qui pouvait se traduire par "jolie fleur des champs". Et oui, voyez-vous, chez les clowns, on ne se moquait jamais des filles.
Je vous l’ai dit, les clowns aimaient bien rigoler, et ils n’étaient pas toujours gentils ; surtout avec les zozommes. Ceux-là habitaient dans un petit village, en bordure de la forêt. Les plus courageux d’entre eux s’y aventuraient parfois.  Alors les clowns leur lançaient de petits cailloux sur la tête et les zozommes s’enfuyaient en hurlant. Comme les zozommes n’avaient jamais vu de clowns, ils étaient persuadés que la forêt était hantée par des monstres.
Les clowns n’aimaient pas les zozommes. Ils les trouvaient idiots : idiots de construire des maisons alors qu’on pouvait habiter dans les arbres, idiots d’élever des animaux alors qu’on pouvait chasser les oiseaux, idiots de faire pousser des légumes alors qu’on pouvait cueillir les plantes et les fruits de la forêt et complètement idiot de croire la forêt hantée par les monstres alors qu’il aurait suffit de lever la tête pour apercevoir un de ces gros farceurs de lanceurs de cailloux.
Non, décidément, les clowns n’aimaient pas les zozommes. Excepté le prince Mollo. Lui rêvait d’aller visiter leur village et chaque jour il répétait : « Moi, j’aimerai bien visiter le village des zozommes ! ». Au début, ses amis cherchaient à le convaincre :
- « Pourquoi veux-tu aller visiter le village des zozommes, ils sont idiots ! » disait le premier.
- « Ils habitent dans des maisons ! » disait le second.
- « Ils font pousser des légumes ! » disait le troisième.
- « Et en plus, ces grands couillons croient que la forêt est hantée par des monstres ! » ajoutait le roi Gino.
- « Bien sûr, bien sûr, répondait Mollo, mais quand même, j’irais bien visiter le village des zozommes ».
Alors un jour, le roi Gino en eut ras le chapeau pointu du prince Mollo et d’un formidable coup de pied dans le derrière, il l’expédia vers le village en question. Car, voyez-vous, chez les clowns, on aime bien rigoler, mais il ne faut tout de même pas pousser mémé dans les radis.
Pendant ce temps, au village des zozommes, on fêtait l’anniversaire de Lisa, la fille du chef. Chaque zozomme avait confectionné pour l’occasion, un gros gâteau d’anniversaire. Il y avait sur la table des tartes aux pommes à la gelée de tomate, des macarons à la viande de sauterelle, des gâteaux au chocolat fourrés au fromage de chèvre, des beignets à la confiture de moutarde. C’est que les zozommes adoraient inventer des recettes nouvelles. Ils ne s’occupaient pas de savoir si c’était bon ou mauvais, pourvu que ça soit nouveau, bizarre, étrange, original et qu’on n’y ait jamais pensé auparavant. C’est pourquoi ils aimaient bien fêter l’anniversaire de Lisa. Car la fille du chef était assurément la gourmande la plus gourmande de toutes les gourmandes du monde et était réputée dans tout le village pour vous engloutir n’importe quel gâteau, aussi original, étrange, bizarre et nouveau fut-il.
Bref, c’était l’anniversaire de Lisa et elle était attablée devant des centaines de gâteaux. Sur le plus gros d’entre eux, celui du chef, il y avait sept bougies. Lisa avait déjà huit ans, mais le chef n’avait jamais été très fort en calcul. Elle s’apprêtait à souffler ses sept bougies lorsqu’un petit bonhomme habillé d’un long manteau à carreaux, coiffé d’un chapeau pointu et chaussé de grosses savates jaunes, atterrit la tête la première dans le gâteau à la crème de navet et s’y enfonça entièrement. Les zozommes n’avaient pas vu grand chose. Ils avaient juste entendu un gros splatch, et comme ils étaient plutôt peureux, ils avaient aussitôt disparu sous la table. Seul le chef était resté à sa place. Il n’était pas plus courageux que les autres mais il était beaucoup plus lent. Le temps qu’il se décidât à plonger sous la table, le petit bonhomme, recouvert de crème de navet avait déjà refait surface :
- « Oh un chapeau pointu ! » dit le chef du village.
- « Et un long manteau à carreau » ajouta-t-il quelques instants plus tard.
- « Et deux grosses savates……rouges » finit-il par dire car il ne connaissait pas très bien ses couleurs.
- « C’est un clown ! » s’écria Lisa.
- « Un clown , demandèrent les zozommes qui étaient réapparus, qu’est-ce que c’est que ça un clown ? »
- « Ce sont les habitants de la forêt, poursuivit Lisa, vous savez, ces gros farceurs qui nous lancent des cailloux sur la tête ! »
- « Un monstre » s’écrièrent les zozommes en disparaissant à nouveau sous la table.
- « Mais non, ce ne sont pas des monstres, dit Lisa, ce sont des clowns. Ils vivent dans les arbres et leur roi s’appelle Gino ».
- « Comment sais-tu cela ma fille » demanda le chef du village qui une fois de plus n’avait pas eu le temps de se cacher sous la table.
 « C’est vrai, comment sais-tu cela d’abord » renchérit Mollo très en colère.
Car voyez-vous, chez les clowns, on n’aime pas trop les petites curieuses, et en plus, on a horreur de la crème de navet.
Lisa baissa la tête et devint rouge comme de la gelée de tomate sur une tarte aux pommes :
- « Bon d’accord, dit-elle, je vais tout vous raconter ! »
 Mais une voix parvint de dessous la table :
- « Alors comme ça, Môssieu balance des cailloux ! »
Aussitôt, Mollo fut entouré par une centaine de zozommes qui brandissait leurs poings en criant :
- «  Et Môssieu nous prend pour des cornichons en nous faisant croire qu’il est un monstre. »
Un zozomme se dressa comme une bougie dans le gâteau de Lisa :
- « Et si on lui lançait des cailloux à Môssieu le clown ? »
Et tous les zozommes reprirent en chœur :
- « Des cailloux, des cailloux ! »
Alors le chef du village grimpa sur la table car il n’était pas très grand, et que lorsqu’il parlait devant tous les zozommes seul le premier rang le voyait. On entendait alors quelqu'un dans la foule : 
-« Qui est-ce qui parle, je ne vois rien. »
Et il se trouvait à chaque fois un autre pour rétorquer :
- « Je ne sais pas, je ne vois rien non plus. ». 
Seuls les chanceux du premier rang pouvaient répondre :
- « C’est le chef ! ». 
L’information passait alors de zozomme en zozomme : 
- « C’est le chef !… c’est le chef ! ».
Mais le temps que tout le monde soit au courant et le chef avait déjà fini de parler.
Voilà pourquoi il monta sur la table et s’adressa à son peuple :
- « Arrêtez !  Bien sûr que nous pourrions lui lancer des cailloux à Môssieu le clown… ».
- « Des cailloux, des cailloux ! » reprirent les zozommes.
- « …ou même le fourrer avec de la crème de navet, l’enduire de chocolat et le passer à la broche… ».
- « A la broche, à la broche ! » continuèrent les zozommes.
- «…ou le forcer à manger tous les gâteaux d’anniversaire de Lisa. »
- « Les gâteaux , les gâteaux ! » hurlaient maintenant les zozommes.
- « Et bien, non. » dit soudain le chef.
- « Et pourquoi non ? » demanda un zozomme avec la tête d’un chien à qui on a pris son os.
- « Parce que moi, chef du village des zozommes, je trouve Môssieu le clown très rigolo. Et même que j’aimerais beaucoup rencontrer ce roi Gino. Alors ma fille Lisa la petite curieuse, va aller dire au roi que Môssieu le clown restera prisonnier dans notre village tant qu’il ne sera pas venu me rendre visite. Voilà. J’ai dit. »
Alors tout le monde s’en alla la tête basse. Car voyez-vous, chez les zozommes, même si le chef est un peu petit, un peu lent et pas très fort en calcul, c’est tout de même le chef, non ?



 
Un peu plus tard... 
- « Saperlipopette ! », s’écria Lisa. 
Elle levait la tête vers un citronnier géant dont elle n’arrivait pas à atteindre les premières branches.
- « Saperlipopette !… », répéta-t-elle, car c’était une petite fille bien élevée et qu’à chaque fois qu’un gros mot menacait de sortir de sa bouche, elle l’assommait tout de suite à grand coup de "saperlipopette" 
- « ki ki ki k’a pris ma corde ? », bégaya-t-elle. 
- « C’est moi » répondit une voix derrière elle. 
 Elle se retourna et qui vit elle ?  LE prince Mollo ! Il se tenait en équilibre sur ses deux jambes, et faisait tournoyer la corde au dessus de sa tête comme un lasso :
- « Rends moi cette corde, prince Mollo. Et puis d’abord, qu’est-ce que tu fais là ? ».
 - « Eh bien sachez, mademoiselle la curieuse que c’est votre père qui m’a demandé de vous suivre ; pour vous protéger et puis pour…. » .
 - « ... pour découvrir mon secret ! » l’interrompit Lisa.
 Le prince Mollo baissa la tête :
 - « Tu as vu mes chaussures ? C’est ma maman qui me les a achetées. Ma maman, elle s’appelle Lina et ça veut dire "jolie fleur des champs et… »
- « Arrête de faire ton imbécile, Mollo. Et puisque tu veux connaître mon secret… viens avec moi. ».
Lisa lança la corde au bout de laquelle il y avait un nœud. Celui-ci se coinça entre deux petites branches, et Lisa commença à grimper.
-« Eh bien, dit Mollo, tu es presque un vrai clown ! ». 
Alors Lisa rougit de plaisir car, voyez-vous, au plus profond du tréfond de la nuit, lorsque la lune éclairait la fenêtre de sa petite chambre et qu’elle apercevait la cime des grands citronniers, elle ne rêvait que d’une seule chose : vivre au milieu de la forêt, comme un vrai clown.
 Le prince Mollo grimpa à son tour jusqu’à la première branche puis tous les deux escaladèrent de branche en branche jusqu’au sommet du citronnier. Lisa montra à son ami comment, à l’aide de sa corde, elle voyageait d’arbre en arbre à travers la forêt. Puis elle lui expliqua comment se fabriquer un costume de feuilles et passer aussi inaperçu qu’un gâteau sur une table d’anniversaire.
 Bientôt, ils aperçurent l’arbre du roi Gino. Ils s’arrêtèrent.  Mollo était un peu inquiet. Il faut vous dire qu’on a beau voyager d’arbres en arbres à travers la forêt, un coup de pied du roi Gino, ça fait toujours un peu mal au derrière :
 - «  Bon, dit Lisa, on va voir ton père et on lui demande de venir avec nous au village des zozommes. »
 - « Tu sais Lisa, répondit Mollo, mon père n’aime pas beaucoup les zozommes. On risque de se prendre un bon coup de pied dans les fesses. Il faudrait mieux que tu restes avec nous le temps qu’il s’habitue. ».
La suite leur montra que Mollo avait raison et Lisa vécut quelque temps au royaume des clowns.
Grimper aux arbres, chasser les oiseaux, faire des cabrioles et tirer la queue des écureuils, ainsi passait les jours au pays du roi Gino. Les clowns apprirent à voyager au bout d’une corde et à fabriquer des costumes de feuilles. Lisa apprit à tailler des petites branches de citronnier pour en faire des flûtes. Elle retournait parfois, la nuit, chercher dans son village de quoi faire des gâteaux pour les clowns. Ils n’aimaient pas ça, mais tels de gros cailloux crémeux, ils se les écrasaient sur la tête en riant comme des casseroles.
 Un jour, le roi Gino s'adressa à Lisa :
 - « Lisa, il est temps que nous allions rendre visite à ton père, le chef du village. ».
 Lisa lui fit un grand sourire car son père et ses amis zozommes commençaient à lui manquer. Il fut décidé de partir le lendemain 
 
 
 
 
 Le lendemain matin, Lisa retourna au village des zozommes où tout le monde l’attendait avec impatience et annonça la venue du roi Gino. On confectionna des gâteaux et on tressa des guirlandes. On s’habilla de fête et le chef du village mit son chapeau de chef du village. Puis il monta sur une table et s’adressa à son peuple :
 - « J’ai fait un rêve aujourd’hui. J'ai fait le rêve qu'un jour les petits enfants zozommes pourront prendre la main des petits enfants clowns, ensemble comme frères et sœurs. J’ai fait un rêve aujourd’hui. J’ai fait le rêve que du fin fond de la forêt au…. »
 Le chef s’arrêta car il avait oublié la suite de son discours. Heureusement personne ne s’en aperçut car au même moment on entendit de grands cris :
 - « Ils arrivent ».
 Soulagé, il descendit de sa table et partit à la rencontre du roi Gino qui arrivait, suivi de la reine Lina, du prince Mollo, de son cousin Pipo et de quelques amis. Le chef du village s’adressa au roi :
- « Bienvenue à toi, gros farceur de lanceur de cailloux ! ».
- « Salut à toi, grand couillon qui a peur des monstres ! » lui répondit le roi Gino.
 Mais le chef du village n’aimait pas beaucoup rigoler :
- « Ah je suis un grand couillon, s’écria-t-il, et bien, prends ça… ». 
Il saisit alors une tarte à la crème de navet et l’écrasa sur la tête du roi Gino. 
- « Ah c’est comme ça ! », rétorqua l’autre, et il balança un gigantesque coup de pied dans le derrière du chef qui se retrouva allongé sur la table. 
Il s’en suivit une bagarre générale. Les gâteaux fusaient, les coups de pied rebondissaient sur les derrières. Seuls le prince Mollo et Lisa la curieuse restèrent immobiles à les regarder s’agiter comme de grands nigauds, en riant comme deux baleines. Et les voyant rire, le cousin Pipo et ses amis clowns se mirent à rire aussi. Et bientôt, le village des zozommes ne fut plus qu’une immense rigolade.
Tout à coup le roi Gino s’arrêta de rire et prit la parole :
 - « Mes chers amis, aujourd’hui est un grand jour. C’est le début d’une longue amitié entre nos deux peuples. Vive les zozommes et vive les clowns ! ».
 - « Vive le chef du village ! » crièrent les clowns.
 - « Vive le roi Gino ! » crièrent les zozommes.
 - « Et Vive Lisa la curieuse et le prince Mollo ! » s’écrièrent-ils tous en chœur.
 Et ils firent la fête pendant trois jours et trois nuits.
 
 
 
 
La prochaine fois que vous irez au cirque, lorsque vous verrez un de ces drôles de bonhomme, habillé d’un long manteau à carreaux, coiffé d’un chapeau pointu et chaussé de grosses savates jaunes, approchez-vous de lui doucement. S’il vous écrase une tarte à la crème de navet sur la tête, vous saurez qu’il est vrai descendant du roi Gino et vous pourrez l’appeler "Môssieu le clown". Sinon, donnez lui un grand coup de pied dans le derrière.