dimanche 11 mars 2012

La vie comm'j'te pousse

Le sourcil circonflexe de l’Homme Képi l’interrogeait gravement, l'index excédé, il pointait le rond lumineux et rougeoyant. Le visage cramoisi de l’Interpellé se fendit d’une excuse faciale.
- Désolé Monsieur l ‘Agent mais j’avais le soleil tout en face. Un éblouissement en quelque sorte.
- Donc. Ebloui par le soleil, vous n’avez pas vu le signal visuel qui aurait dû vous conduire en toute logique à stopper votre véhicule. C’est cela n’est-ce pas ? Et cet éblouissement passager vous a-t-il également empêché de voir ceci ? 
Il désignait un petit être chétif qui sanglotait sans pudeur sur le bord du trottoir.
- Je vous l’jure  Monsieur l’Agent, couina l’Interpellé, je n’ai absolument rien vu. L'Homme Képi acquiesça et sortit son carnet à souche avec un soupçon de mansuétude dans le geste. “Banale contravention” soupira mentalement l’Interpellé. Il avait le soulagement mielleux de celui qui a échappé à la destruction programmée d’une vie jusqu’ici sans tache. Il frémit à nouveau quand il vit les  narines de l’Homme Képi se retrousser et ses yeux se dilater d’aise en fixant son mégot presque éteint.
- Je subodore de l’illicite déclara le Fonctionnaire Assermenté, pour ne pas dire du répréhensible.
- Ce n’est pas du tout ce que vous croyez Monsieur l’Agent. C’est une cigarette à l’eucalyptus. J’essaye d’arrêter de fumer voyez-vous, ajouta-t-il, le sourire dégoulinant.
L’Homme Képi se fit bonhomme.
- Allez, circulez!
Autour des deux silhouettes, le ballet reprit son train. On avait frôlé l’incident.


Le Spectateur Assidu déboula dans la salle obscure à huit heures tapante. Un autre rat de cinéma l’attendait, astiquant nerveusement le programme des réjouissances.
- J’ai failli attendre, Léandre
- Désolé, Erlé, j’ai eu quelques démêlés avec un Agent de la Force Publique suite à une légère infraction.  
- Pas de bol, Anatole, ricana son Comparse en dorlotant mentalement son permis encore intact.
Le Spectateur Assidu arrêta net les apitoiements crocodiles.
- Il m’a laissé partir. Le brave homme avait la narine sensible.
Le Comparse se rembrunit. L’atmosphère s’obscurcit. Un court métrage polonais tomba sur la salle.


L’Husband-Has-Been somnolait dans son canapé de skaï noir. L’Acariâtre entama les hostilités :
- T’es pas baloce atsa, le Gustao.
- Je sais vanné. Espèce de grande nias, j’trimassis toute la sainte journée, ma!  
- Tu trimassis! T’enroussinis  ton monde, sia!
L'Husband-Has-Been se propulsa vertical et saisit l'Acariâtre par la tignasse:
- Tais-ta donc, vieille toupie ou j’vas t’fout’ une brossée!  Et pi, sache que pas plus tard qu’anet, j’arrêtis un bobiat qui faillit égacheu un éfant avec sa charte.
- Et ben?
- Et ben, il fumit de l’herbe à rigoleu
- Et ben?
- Et ben.....et ben ren !
L'Acariâtre fixa longuement la moustache de son Husband-Has-Been. Il avait décidément réponse à tout et c'est pour ça qu'elle l'aimait.

Le Mandarin entra sans frapper.  Il était de la maison. Il lança quelques saluts joviaux à ses disciples transis et se dirigea vers le Professeur de Littérature Comparée.
- Mon cher Collègue, pardonnez l’incongruité, mais je tenais simplement à vous rappeler notre rendez vous.
- Je ne l'avais pas oublié cher Collègue.
- C'est bien ainsi ... A tout à l'heure donc, cher Collègue.
Puis s'adressant à l'assistance:
- Et n’oubliez pas, mes enfants :  Confiance, Rigueur, Sérénité
La bouche du Professeur de Littérature Comparée s'ouvrait et se refermait. Ses organes phonateurs délivraient du décibel. Quelques vagues zones cérébrales structuraient du message. Mais Il n’y était pas. Il était ailleurs, Porte 001. Le bureau du Mandarin. Qui lui donnerait Lecture De La Sentence:
- Mon cher Professeur de Littérature Comparée, sans doute n’ignorez vous pas que trois étudiants ont quitté votre cours hier matin, dans le grand amphithéâtre.
- Non Monsieur, je ne l’ignore pas.
Le Mandarin scripta : "Il ne l'ignore pas ":
- Vous savez également que cela vous coûte deux points sur votre Permis d'Enseigner.  Plus les quatre points perdus le mois dernier pour retards intempestifs et néanmoins répétés....
Le Mandarin leva les yeux.  Sa face se fit friponne. Il lança comme s'il picorait une noisette:
- En conséquence vous êtes viré.


La vibration de la petite bille métallique fit sursauter quelques moineaux.  Le Délinquant Routier sortit prestement de son véhicule à moteur d'un P.T.A.C de toute évidence inférieur à 3.5 T et s'enquit du problème:
- Kézako mon brave ?
L'Affreux Pantin faillit avaler son sifflet.  Il dardait ses extrémités vers une ligne blanchâtre à l'intersection du boulevard Battaglini et de la rue Maignand. Sa moustache blême pointait vers le ciel comme une prière muette.. Il trépigna quelques instants, ses petits poings serrés s’abattant sur la poitrine velue du Délinquant Routier. Il s’interrompit et l'Affreux Pantin se recomposa un faciès plus approprié d'Homme-Képi.
- Soufflez !
Le Délinquant Routier obtempéra. La couleur le trahit.  L’Homme-Képi grasseya:
- Permis de conduire !
Le Présumé Coupable le lui tendit prestement. LHomme-Képi s'en empara avec une mine gourmande, le porta à sa bouche et le dégusta lentement.
-Vos clés de contact, hurla-t-il.
Le Susnommé essuya les traces de papier mâché rose écrasées sur sa veste de velours côtelé.  Il posa les clés sur le capot de son engin et s'en alla, penaud.



Long corridor gris.  Porte en fer.  La gueule de la tôlière en secrétaire revêche.  Sa voix pointue:
- Elle vous attend
La Doucereuse, la quarantaine chic derrière son bureau.
- Mise à l’épreuve, et patati, respect de la loi, et patata.  D’la probation, d'la soumission et rataplon. Terminé. Claque dans la gueule et à demain.
Le chœur des Normalisateurs s'époumonait sur un air vaguement wagnérien:
- Toaaaaa étreu malaaaat.  Toaaaaa teu zoignéééé.
Sur cette pulsation profonde et saccadé, une bande de petits gros aux cheveux gras martelaient une plainte teintée d'ironie:
- Aaalkohlic hic!  Aaalkolhic hichic!
La soliste, une blonde filasse un peu myope, improvisait une mélodie profonde et subtile:
- Je suis votre agent de probation /j'oeuvre à votre réinsertion /je vous veux sain, viril et fier/ gai,  sans complexe et volontaire.
La doucereuse prit la parole.  Des petits cailloux glacés sortaient de sa bouche.  L'Abasourdi écoutait sans broncher. On lui réglait son compte en douceur.  Le scalpel s'attaquait au moindre détail.  Un avant goût du jugement dernier.


Le Saoûlot Magnifique siffla son demi dans un bruit de bidet. Il approcha sa face humide et lourde, de l’épaule affaissée du Quidam Emêché:
- Parce que le problème, Môssieu, c'est que maintenant, on n’a plus de couilles. Les couilles, c'est ça le problème, Môssieu.
Le Quidam Emêché opina du chef.  Le Saoulôt magnifique poussa son avantage, se leva, incertain, contempla son public. Oeil jauni, teint terreux, il empoigna son verre et lâcha dans un rôt:
- Tas de couilles molles!!
Un drôle de silence s'installa.  Le Quidam Emêché s'enfonça dans la nuit.  Une longue nuit.