samedi 15 décembre 2012

Deus est Machina


Paru initialement dans le numéro 6 de la revue l'Ampoule , revue électronique publiée par les éditions de l'Abat- Jour.


Cette invention allait sans doute changer la face du monde. C’est ainsi qu’Ange Staboulov termina son discours devant ce qu'il espérait être l'assemblée constituante du groupe Oniric Base for Neurologic Investigation. Les Compagnons étaient dans la salle, au grand complet, au premier rang desquels, les membres de la troïka : Lucien Schott, André Legoff et Raoul Da Silva. Staboulov était un homme de forte carrure aux sourcils broussailleux. Il se tenait debout face au public, le torse légèrement en avant. Lorsqu’il se tut, il y eut un flottement dans l’assistance. Il sentit que tout se jouait à cet instant. Et il jouait gros, il le savait. C’est la troïka qui impulsait la politique des Compagnons et ça faisait un bail qu’il ne supportait plus leurs manières de snobinards. Il savait également que le rejet est aussi communicatif que l’enthousiasme. Alors il avait pris les dispositions nécessaires. Quelqu’un brisa le silence, un type au fond de la salle qui se mit à applaudir bruyamment. Puis un autre à quelques rangées de là, et quelques autres encore au deuxième rang. Cela se propagea comme un virus qui vous refilerait amour, gloire et beauté. La presque totalité de la salle l’ovationnait. Les Compagnons étaient à lui. Les membres de la troïka n’avaient pas bougé. Ils avaient perdu la partie.

Staboulov savoura ce moment. Il se remémora, sans nostalgie ― ce n’était pas son genre ― mais avec précision, le jour de son initiation. Son entrée dans le cercle très fermé des Compagnons d'Oneiros, quand il avait prononcé d’une voix haute et intelligible les paroles qui devaient l’engager pour le restant de sa vie :
« Je fais mien le credo des Compagnons d’Oneiros.
» À savoir qu’il existe un être supérieur que la tradition nomme le Dieu Oneiros.
» À savoir que ce qu’on nomme la réalité est le produit de l’activité onirique de cet être supérieur.
» À savoir que ce qu’on nomme la réalité est notre réalité.
» À savoir que ce qu’on nomme la réalité peut être transformé par notre action sur l’activité onirique du Dieu Oneiros.
» À savoir que c’est par nos prières et nos offrandes verbales que nous pouvons maintenir ou transformer l’activité onirique du Dieu Oneiros.
» À savoir que la principale mission de la Compagnie d’Oneiros est de témoigner de l’existence du divin rêveur.
» À savoir que les Compagnons ont également pour mission de maintenir et de transformer l’activité onirique divine dans le sens d’un bien pour l’humanité.
» Ainsi va le monde. »

Il repensa aussi à sa rencontre avec celui que tout le monde appelait le docteur Schott. À cette époque, Ange Staboulov s’était passionné pour le gnosticisme. Il avait participé à quelques conférences sur la gnose données par une association rosicrucienne dont il avait oublié le nom. C’est là qu’il avait rencontré Lucien Schott, qui aimait apporter la contradiction à l’intérieur de ce genre d’assemblée.
Quelques mois plus tard, il entrait dans la Compagnie d'Oneiros. Il ne lui fallut pas longtemps pour pénétrer les rouages de l’organisation. Une bonne partie de ses travaux était consacrée à des querelles interminables sur la nature de Dieu. Les séances d’offrandes verbales se résumaient à une lecture à haute voix des grands textes sacrés, du Livre des morts tibétain au Coran en passant par le Mahâbhârata, la Torah ou les Évangiles. Aussi loin qu’il s’en souvienne, il n’avait jamais apprécié ce fonctionnement. Trop de discussions oiseuses et trop peu d’interventions dans l’activité onirique de l’Être Rêveur, comme l’appelait Lucien Schott. Or, il en était persuadé, ce qui lui avait plu dans le culte d’Oneiros, c’était la possibilité laissée à l’humain de participer à la Création.
Bien vite, il proposa que la Compagnie consacre une partie de ses travaux à l’étude du cerveau. Il en avait discuté avec le doc.
― Mais nom de Dieu, Lucien, vos offrandes verbales, c’est juste des zones cérébrales qui se mettent en activité. Imaginez, brancher directement notre cerveau sur l’Être Rêveur...
― Bien sûr, mon petit... mais vos câbles, vous les brancheriez où ?
Le docteur Schott avait réponse à tout. Il avait raison, les mots pouvaient s’envoler vers l’idée de Dieu mais l’influx nerveux nécessitait un destinataire beaucoup plus matériel.

Staboulov avait travaillé sur son projet pendant une décennie et ce soir il l’avait présenté devant ses frères : la machine Oneiros. Dieu s’était fait circuit imprimé. Il se souvenait très précisément de cette partie de son discours :
« Dieu incarné, mes chers compagnons, il y a eu des précédents, n’est-ce pas ? J’ai bien pensé à la procréation assistée mais il me fallait une vierge et de nos jours, vous le savez, c’est chose difficile à trouver. On ne m’appelle pas Ange pour rien et l’esprit saint m’a soufflé la voie à suivre. L’incarnation électronique. La main de Dieu a guidé la mienne et je vous le dis, c’est bien Lui qui se trouve ici devant vous. »
Il avait vu, à cet instant précis, un léger sourire passer sur le visage du docteur Schott Un léger sourire comme un passage de témoin.