Paru initialement dans le numéro 6 de la revue l'Ampoule , revue électronique publiée par les éditions de l'Abat- Jour.
Cette invention allait sans doute changer la face du monde. C’est ainsi qu’Ange Staboulov termina son discours devant ce qu'il espérait être l'assemblée constituante du groupe Oniric Base for Neurologic Investigation. Les Compagnons étaient dans la salle, au grand complet, au premier rang desquels, les membres de la troïka : Lucien Schott, André Legoff et Raoul Da Silva. Staboulov était un homme de forte carrure aux sourcils broussailleux. Il se tenait debout face au public, le torse légèrement en avant. Lorsqu’il se tut, il y eut un flottement dans l’assistance. Il sentit que tout se jouait à cet instant. Et il jouait gros, il le savait. C’est la troïka qui impulsait la politique des Compagnons et ça faisait un bail qu’il ne supportait plus leurs manières de snobinards. Il savait également que le rejet est aussi communicatif que l’enthousiasme. Alors il avait pris les dispositions nécessaires. Quelqu’un brisa le silence, un type au fond de la salle qui se mit à applaudir bruyamment. Puis un autre à quelques rangées de là, et quelques autres encore au deuxième rang. Cela se propagea comme un virus qui vous refilerait amour, gloire et beauté. La presque totalité de la salle l’ovationnait. Les Compagnons étaient à lui. Les membres de la troïka n’avaient pas bougé. Ils avaient perdu la partie.
Staboulov savoura ce moment. Il
se remémora, sans nostalgie ― ce n’était pas son genre ― mais
avec précision, le jour de son initiation. Son entrée dans le
cercle très fermé des Compagnons d'Oneiros, quand il avait prononcé
d’une voix haute et intelligible les paroles qui devaient l’engager
pour le restant de sa vie :
« Je fais mien le credo des
Compagnons d’Oneiros.
» À savoir qu’il existe
un être supérieur que la tradition nomme le Dieu Oneiros.
» À savoir que ce qu’on nomme
la réalité est le produit de l’activité onirique de cet être
supérieur.
» À savoir que ce qu’on nomme
la réalité est notre réalité.
» À savoir que ce qu’on nomme
la réalité peut être transformé par notre action sur l’activité
onirique du Dieu Oneiros.
» À savoir que c’est par nos
prières et nos offrandes verbales que nous pouvons maintenir ou
transformer l’activité onirique du Dieu Oneiros.
» À savoir que la principale
mission de la Compagnie d’Oneiros est de témoigner de l’existence
du divin rêveur.
» À savoir que les Compagnons
ont également pour mission de maintenir et de transformer l’activité
onirique divine dans le sens d’un bien pour l’humanité.
» Ainsi va le monde. »
Il repensa aussi à sa rencontre
avec celui que tout le monde appelait le docteur Schott. À cette
époque, Ange Staboulov s’était passionné pour le gnosticisme. Il
avait participé à quelques conférences sur la gnose données par
une association rosicrucienne dont il avait oublié le nom. C’est
là qu’il avait rencontré Lucien Schott, qui aimait apporter la
contradiction à l’intérieur de ce genre d’assemblée.
Quelques mois plus tard, il
entrait dans la Compagnie d'Oneiros. Il ne lui fallut pas longtemps
pour pénétrer les rouages de l’organisation. Une bonne partie de
ses travaux était consacrée à des querelles interminables sur la
nature de Dieu. Les séances d’offrandes verbales se résumaient à
une lecture à haute voix des grands textes sacrés, du Livre des
morts tibétain au Coran en passant par le Mahâbhârata, la Torah ou
les Évangiles. Aussi loin qu’il s’en souvienne, il n’avait
jamais apprécié ce fonctionnement. Trop de discussions oiseuses et
trop peu d’interventions dans l’activité onirique de l’Être
Rêveur, comme l’appelait Lucien Schott. Or, il en était persuadé,
ce qui lui avait plu dans le culte d’Oneiros, c’était la
possibilité laissée à l’humain de participer à la Création.
Bien vite, il proposa que la
Compagnie consacre une partie de ses travaux à l’étude du
cerveau. Il en avait discuté avec le doc.
― Mais
nom de Dieu, Lucien, vos offrandes verbales, c’est juste des zones
cérébrales qui se mettent en activité. Imaginez, brancher
directement notre cerveau sur l’Être Rêveur...
― Bien
sûr, mon petit... mais vos câbles, vous les brancheriez où ?
Le docteur Schott avait réponse
à tout. Il avait raison, les mots pouvaient s’envoler vers l’idée
de Dieu mais l’influx nerveux nécessitait un destinataire beaucoup
plus matériel.
Staboulov avait travaillé sur
son projet pendant une décennie et ce soir il l’avait présenté
devant ses frères : la machine Oneiros. Dieu s’était fait
circuit imprimé. Il se souvenait très précisément de cette partie
de son discours :
« Dieu incarné, mes chers
compagnons, il y a eu des précédents, n’est-ce pas ?
J’ai bien pensé à la procréation assistée mais il me fallait
une vierge et de nos jours, vous le savez, c’est chose difficile à
trouver. On ne m’appelle pas Ange pour rien et l’esprit saint m’a
soufflé la voie à suivre. L’incarnation électronique. La main de
Dieu a guidé la mienne et je vous le dis, c’est bien Lui qui se
trouve ici devant vous. »
Il avait vu, à cet instant
précis, un léger sourire passer sur le visage du docteur Schott Un
léger sourire comme un passage de témoin.