jeudi 25 septembre 2014

Taxidermie

 Paru initialement dans le numéro 13 de la revue l'Ampoule , revue électronique publiée par les éditions de l'Abat- Jour.

 
Victor s’était réveillé en sursaut et retourné brusquement. Une femme se dressait devant lui, un couteau de cuisine à la main. Elle était nue. Elle le frappa. Il n’eut pas le temps d’éviter le coup, la lame s’enfonça dans l’abdomen juste en dessous de la côte droite. Il poussa un cri et se réveilla en sursaut. Réellement cette fois. Il était dans son lit, tremblant. Une sueur froide et acide imprégnait les draps. En général le détail de ses rêves se dissipait dès qu’il s’y attardait un peu. Puis tout s’évanouissait. Cette fois le souvenir restait vivace. Plus encore, lorsqu’il fermait les yeux, il pouvait se repasser la scène indéfiniment, comme on se repasse un film sur son téléviseur. Et malgré le choc qu’elle lui avait causé, il s’y replongea. À plusieurs reprises. Il observa avec attention la femme au couteau. Elle était jeune. Sa peau ressemblait à un patchwork dont les morceaux étaient assemblés par des coutures grossières. La plus longue partait du haut du corps et descendait jusqu'au sexe. D’autres faisaient le tour des cuisses, des épaules, du cou, des seins. Malgré cela, elle était belle. Belle à pleurer. Un sentiment de malaise s’empara de lui. Ce rêve semblait être la transposition perverse de son activité. Depuis plusieurs années, il s’était éloigné du simple métier de taxidermiste et utilisait les techniques traditionnelles pour produire des spécimens d’animaux hybrides, tirés de la mythologie ou de sa propre imagination. Il se désignait lui-même, un peu par provocation, comme un artiste-empailleur. Les mânes des grands anciens de la maison Rowland Ward lui avaient-ils envoyé ce rêve pour lui faire comprendre toute l’horreur que sa nouvelle pratique leur inspirait ?
Le malaise ne le quitta pas de la journée. Le soir venu, il s’endormit avec un mélange d’appréhension et d’impatience. Et le rêve se répéta. Et encore les nuits suivantes. Il recommençait, toujours plus long, toujours plus précis, se terminant toujours par la même scène, la femme nue lui plantant son couteau juste en dessous de la côte droite. L’histoire prenait forme. Ce fut bientôt un vrai film d’horreur que Victor put visionner au matin. Un film d’horreur dont il était le personnage principal. Le tueur psychopathe. Dans ce film, il cherchait à fabriquer une femme. Une femme physiquement parfaite. De longues jambes, des fesses bombées, une taille fine, des seins fermes, un visage d’ange. Il l’assemblait par petits morceaux qu’il prélevait sur d’autres femmes. Il l’avait appelée « la nouvelle Ève ». Cela le fit rire car il s’appelait Victor Adam.

Dans son métier d’empailleur, la tête était la partie du corps la plus délicate à manipuler. Apparemment son moi psychopathe avait réussi à régler le problème de la conservation d’un certain nombre d’éléments, comme les yeux, les cheveux, la langue et toutes ces choses dont l’absence peut transformer le plus beau des visages en une face monstrueuse et grotesque. Il essaya d’en savoir plus sur le procédé mais sans succès. Sa curiosité devenait de plus en plus insatiable. Il se surprit à rechercher, dans les vieux traités poussiéreux en sa possession, la meilleure façon de camoufler les coutures. Il s’intéressa également aux expériences de rêve lucide et il finit par en maîtriser la technique. Il pouvait maintenant profiter de ses rêves, en direct. C’était encore mieux que les réminiscences du matin, aussi réalistes fussent-elles.
Chaque nuit Victor se vautrait dans l’horreur. Il choisissait avec minutie les femmes dont il avait besoin. Il avait l’œil. Il savait évaluer. Il les trouvait dans les bars ou les discothèques. Il les suivait dans les ruelles désertes. Il les égorgeait. Il les dépiautait avec précaution, mettant dans ce travail tout son savoir-faire. Il pouvait à présent prendre quelques initiatives et il ne s’en privait pas. Le travail du psychopathe s’améliorait au contact d’un vrai professionnel. Mais la trame du scénario semblait écrite d’avance. Et toujours à la fin le rêve reprenait son cours fantasque, et cette scène qui surgissait : la femme nue lui plantait son couteau sous la côte droite.
Mais quelque chose le troublait. Chaque nuit il recommençait son projet, mettait de côté les pièces les plus intéressantes, commençait à les assembler. La femme prenait forme mais jamais, dans aucune de ses aventures oniriques, il n’avait réussi à la terminer. Le visage d’ange de la femme au couteau, jamais il ne l’avait rencontré dans ses chasses nocturnes. D’où venait-il ?
La frustration montait. Victor voulait à tout prix achever son chef-d’œuvre. La nouvelle Ève. De toute sa vie de créateur, il n’avait jamais senti une telle force le pousser en avant. Il avait réussi à terminer le corps, un corps parfait, mais le rêve tournait en rond. Il lui fallait trouver ailleurs le visage idéal qui le parachèverait. Le visage d’ange de la femme au couteau. Il devait quitter le domaine du rêve.
Victor prit alors conscience de quelque chose. Quelque chose qu’au fond de lui il avait toujours su. Le couronnement de son travail d’artiste, de son travail de taxidermiste serait la réalisation d’un vrai spécimen humain : la femme idéale. À cette pensée, une violente nausée le saisit. Il dut s’étendre un instant. Nom de Dieu ! De quoi parlait-il ? De meurtre ! De vraies femmes, de vrai sang, de vraies vies. Nom de Dieu ? Mais oui ! Et si ce rêve lui avait été envoyé par le Seigneur Lui-même ! Il n’avait jamais été très religieux mais la spiritualité ne lui était pas étrangère. Ses recherches sur les animaux hybrides en étaient la preuve. Il était lui aussi un créateur. Il resta allongé la journée entière. À réfléchir. L’idée même de commettre un meurtre lui était insupportable. Alors, cette boucherie ! Bien sûr, tous ces gestes, il les avait commis dans son rêve. Mais du rêve à la réalité ! Ce lieu commun qu’il avait toujours détesté était cette fois bien adapté à la situation. Bizarrement, cette nuit-là, Victor ne rêva pas. Ou du moins il n’en garda aucun souvenir. Il passa les journées suivantes à arpenter la ville, dévisageant toutes les femmes qu’il rencontrait. Parfois, il en suivait une qu’il trouvait particulièrement belle. Juste pour voir. Tester son désir. Comme dans son rêve, il passa ses soirées dans les cafés et les boîtes de nuit. Il restait solitaire. Il n’avait jamais possédé les codes de ce genre d’endroit.

Cela dura plusieurs mois. Le taxidermiste avait abandonné toute autre activité. Il mangeait peu. Il ne dormait presque pas. De semaine en semaine, il maigrissait. Ses yeux devenaient rouges à force d’être grands ouverts. Un soir, il suivit une fille à la sortie d’un bar. Elle emprunta une rue déserte. Il se tenait à distance. Il avait maintenant une certaine expérience des filatures. Il se dit à cet instant que c’était le moment ou jamais. Il pressa le couteau au fond de sa poche et repensa à son projet. La fille n’était pas belle mais son corps semblait parfait pour la première étape. Une base qu’il faudrait retravailler, sans doute, mais qu’importe. Il fallait qu’il saute le pas. Soudain elle s’arrêta et se retourna. La peur se lisait dans ses yeux. Victor eut le réflexe de se cacher sous une porte cochère. Il retint son souffle.
— Il y a quelqu’un ?
Elle parlait d’une voix mal assurée. Elle semblait perdue. Elle resta immobile quelques instants, fouillant l’obscurité du regard, puis reprit sa route. Victor la regarda s’éloigner. Lorsqu’il ne la vit plus, il s’appuya contre un mur et se mit à vomir. Il vomit ainsi toute la bile qu’il avait accumulée durant ces derniers mois. À la fin il s’essuya la bouche puis s’adossa contre le mur et se laissa glisser. Il resta un long moment les yeux fermés et lorsqu’il les rouvrit, il la vit, là, debout devant lui. La nouvelle Ève. Elle était nue. Son corps ressemblait à un patchwork dont les morceaux étaient assemblés par des coutures grossières. Elle souriait.
— Qu’est-ce que tu veux à la fin ?
Elle ne répondit pas. Elle continuait de sourire. Un sourire de Joconde dans un visage d’ange exterminateur.
— Mais réponds-moi, merde, qu’est-ce que tu veux ?
Elle inclina légèrement la tête, toujours silencieuse. Alors il comprit. Il sortit le couteau de sa poche. La nouvelle Ève. Bien sûr. Il allait lui donner la vie et pour ça il devait se sacrifier.
Victor Adam pris son couteau, respira un grand coup et enfonça la lame juste en dessous de sa côte droite.

Alors l’Éternel Dieu fit tomber un profond sommeil sur l'homme, qui s'endormit, et il prit une de ses côtes et referma la chair à sa place.

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