mardi 25 octobre 2011

Le viel homme et l'amer


Il pleuvait. Le père Gaston marchait, les mains enfoncées dans les poches de son vieux ciré vert. Un ciré un peu miteux qu'il baladait depuis des années. Il faut dire que dans ce foutu pays, ce n'était pas superflu d'avoir un morceau de tissu sur le dos pour vous empêcher de vous mouiller la couenne.
Il avançait, prenant garde aux nombreuses flaques d'eau qui lui barraient le passage. Ses godillots prenaient l'eau par les semelles et il préférait garder ses pieds au sec. Par ce temps, les chaussettes ne séchaient pas facilement et à son âge, un mauvais rhume était vite attrapé. 
Au fond de sa poche, il triturait les trois sous d'argent qu'on lui avait donné à la ville. Il était plutôt satisfait. Les temps étaient durs et les gens n'étaient guère portés sur la générosité. Mendier ne rapportait plus grand chose de nos jours . Heureusement, ce type en noir avec son grand chapeau à large bord lui avait sauvé sa matinée :
- "Pour toi Grand-Père, et fais en bon usage", avait-il murmuré.
Il lui avait glissé dans le creux de la main trois sous d'argent. Sûrement qu'il allait en faire bon usage. Des godillots neufs, un bon ciré, une bouteille de gnôle et il lui resterait encore de quoi faire un bon gueuleton.
Il pensait à tout cela lorsqu'il entendit une voix qui venait apparemment du fond de la rivière. C'était une voix de femme qui appelait :
"Au secours, je vous en supplie, sauvez-moi !"
Il s'approcha de la rive et se pencha. Il aperçut alors, brouillée par les remous, l'image d'une jeune fille blonde tout au fond de l'eau, coincée à l'intérieur d'une nasse de pêcheur.
- "Hélas Mademoiselle, je ne sais pas nager"
La jeune fille continua :
- "Monsieur, je vous en prie , sauvez-moi. Je suis la princesse Nymphéa et je suis prisonnière de cette nasse".
Le père Gaston écarquilla les yeux :
- "Nom de Dieu, c'est y pas possible ; une princesse, là, au milieu de la rivière."
Il leva la tête vers le ciel :
- "Mon Dieu, faites que je rêve pas et donnez-moi une idée pour sauver cette beauté."
Il y eut alors un coup de tonnerre dans le ciel et juste à côté de lui, apparut un petit homme chauve, aux oreilles pointues et à la peau presque transparente :
- "Monseigneur, dit le petit homme, comme s'ils s'étaient connus depuis toujours, donnez-moi un sou d'argent et j'irai délivrer la jeune fille. Je suis bon nageur et je peux rester dix bonnes minutes sous l'eau."
Le mendiant hésita. Un sou d'argent. Bon, il se passerait du gueuleton et du litre de gnôle. Il tendit le sou d'argent au petit homme. Celui-ci le prit et plongea dans la rivière. Il remonta quelques minutes plus tard. La jeune fille n'était pas avec lui. Le vieux mendiant se mit en colère :
- "Qu'as-tu fait, sale petit gnome. Je t'ai donné de l'argent et voici que tu reviens sans avoir accompli ce pourquoi tu avais été payé !".
Le petit homme baissa la tête :
- "Hélas Monseigneur, cette nasse est ensorcelée, seule la pince d'un magicien pourra en venir à bout. J'en connais un qui réside, pas très loin d'ici mais il me faudra un autre sou d'argent. "
Gaston vit ses godillots neufs s'envoler en fumée :
- "Tiens, dit-il voilà ton sou d'argent. mais fais vite".
Le petit gnome partit comme une flèche et revint presque aussi vite avec une énorme pince coupante. Il plongea dans la rivière sans perdre un instant. Le mendiant se pencha , le vit s'approcher de la nasse, en couper trois barreaux et les tordre, formant un passage assez large pour que la jeune fille puisse s'y faufiler. Mais à cet instant, un énorme brochet, surgit d'on ne sait où, barra l'entrée de la nasse. Le petit homme se planta devant lui. Ils restèrent ainsi de longues minutes face à face puis le gnome remonta à la surface :
- " Alors ?" dit le mendiant.
- "Et bien Monseigneur, la jeune fille dans la nasse est la princesse Nymphéa. Son oncle la tient prisonnière car il veut l'écarter du pouvoir. Il ne la libérera que si elle épouse un humain. Ainsi elle ne pourra jamais retourner dans son royaume. Un sou d'argent jeté dans cette eau scellera votre promesse".

Le vieux Gaston sentit son coeur s'emballer. Pour sûr qu'il allait balancer cette foutue pièce dans la rivière. De penser à ses vieilles mains se promener sur la peau fraîche de cette jeune beauté, il eut un début d'érection. Voilà qu'il redevenait le gaillard qu'il avait toujours été au fond de lui-même.

Il jeta le sou d'argent dans la rivière et au même moment le petit homme chauve disparu. A sa place se tenait l'homme en noir qui lui avait donné les trois sous d'argent. Puis, une femme sortit de l'eau. Une vieille femme à la peau ridée, dont le sourire découvrait une bouche où ne subsistait plus que quelques chicots. L'homme en noir s'inclina avec une déférence trop appuyée pour être sincère.
- "Monseigneur, dit-il d'une voix mielleuse, Je suis Ondin, le presque maitre de ces lieux et je vous présente ma nièce, la princesse Nymphéa dont vous serez bientôt l'époux."
Le vieux mendiant blêmit
- "Mais ce n'est pas la jeune fille..."
- "Si fait Monseigneur. Voyez-vous, nous ne choisissons pas l'apparence que nous prenons lorsque nous sommes hors de l'eau. Mais dans l'eau , nous pouvons transformer notre image à notre guise. Cette jeune fille que vous avez vu, c'est ce que vous autres pêcheurs humains, appelez...un appât. En réalité, ma nièce a toujours rêvé d'épouser un humain...".
- "Mais..."
-"Le sou d'argent que vous m'avez donné a scellé votre promesse. Vous devez l'honorer si vous ne voulez pas finir vos jours dans cette nasse que vous avez vu. Et là, croyez moi, personne ne viendra jamais vous délivrer."

Le père Gaston l'eut mauvaise mais il fut obligé d'épouser la princesse Nymphéa qui était aussi méchante qu'elle était laide. Il ne fut pas très heureux et n'eut évidemment jamais d'enfants. Mais depuis il ne manque jamais de rien et passe son temps au bistrot du village.

C'est d'ailleurs à un de ses collègues de boisson qu'il a raconté cette histoire. Qui me l'a racontée. 

Et moi qui n'ai jamais été jeune, et moi qui n'ai jamais croqué la vie, je me promène souvent le long de la rivière en murmurant "Vieille princesse édentée, ma soeur, ma semblable....".

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