jeudi 27 octobre 2011

La communauté de l'égout

- Bark ! Ici … Couché !

Un terrier à la gueule décavée vint se blottir au pied d’un grand type hirsute qui mâchonnait une Boyard maïs entre ses derniers chicots.

- Qu’est-ce que tu as été foutre dans ce trou? C’est le trou du diable! J’te l’ai déjà dit, maudit cabot.

Pour appuyer sa phrase, il balança un coup de pied dans les côtes de l’animal. Le clébard laissa juste échapper un petit gémissement et baissa la tête en signe de soumission. Le grand type s’assit au bord du trottoir et jeta un coup d’œil un peu inquiet vers le trou d'égout dans lequel son chien avait passé sa maigre tête :

- Putain de cabot.

Bolo sortit silencieusement de sa cachette. A quelques dizaines de mètres, un clodo ronflait sous le porche. Tout contre lui, un chien sommeillait, les oreilles au repos. Ce chien l'inquiétait. Les terriers, et même les bâtards les plus stupides, étaient les ennemis déclarés de la communauté. Celui-là avait reniflé la planque où ils s’étaient installés. Un jour ou l’autre, il faudrait lui régler son compte. Mais pour l’instant il fallait manger. Le sac du clodo le tentait bien. Celui-là savait y faire, il avait toujours un bout de pain ou une tranche de jambon en réserve. Mais le chien veillait et il fallait mieux pour cette nuit se contenter des poubelles. Les humains avaient pris cette sale habitude de planquer leurs détritus dans de gros bacs en plastique. Heureusement dans ce quartier, ils étaient encore quelques uns à balancer leur sacs poubelles n’importe où. Les fines parois de polyéthylène ne résistaient pas longtemps à ses petites dents pointues. Que la fête commence!

Le boyau était humide et puant mais la communauté s’y sentait bien.

Au début de leur aventure, et durant quelques mois, ils avaient erré dans le dédale des égouts de la ville ; une dizaine d’enfants conduits par un adolescent d’environ dix sept ans. Ils avaient dû changer de cachette à plusieurs reprises. Certains des enfants avaient fini par se perdre. Peut-être vivaient-ils actuellement, quelque part dans un autre boyau mais Bolo en doutait. A cette époque, Tom menait la petite troupe. Il était le plus grand et le seul à pouvoir se défendre contre les rats. Bolo était persuadé que sans sa force et son adresse, aucun enfant n’aurait pu résister plus de quelques semaines.

Ca couinait de partout et ça baffrait sec. Tom se goinfrait à s’en faire péter la bedaine. Bolo observait une partie de la progéniture se disputer pour un morceau de saucisson. Katchinka les sépara d’un coup de patte. C’était sa soeur et aussi la mère des douze petits. Il ferma les yeux. Jamais il n’aurait pensé…Il y avait également ses vieux copains, Arno, Toinou et Seamus.

- "Une sacré bande de paternels" , pensa-t-il.

Tom rota et alla s’allonger dans un coin. Il était pâle. Il sortait rarement car sa taille et sa corpulence l’empêchaient de se faufiler par le trou qui débouchait directement sur le caniveau. Pour sortir, il devait remonter tout le boyau jusqu’à une petite échelle en fer qui donnait sur une lourde grille en fonte. C’était dangereux et beaucoup moins discret que le petit passage. Heureusement, Bolo et les autres n’avaient pas grandi. Dans son physique comme dans son esprit, Tom restait le dernier témoin de la vie d’avant. Il regarda tout son petit monde avec tristesse. Il s’en voulait parfois de les avoir entraînés dans cette aventure. Ses lectures lui avaient pourri l’esprit. Ces histoires de phalanstère… Il cracha par terre :

- Foutaise !

Katchinka vint se blottir contre Bolo. Elle n’aimait pas voir Tom s’énerver. Bolo sentit la main fluette de sa sœur se promener sur lui. Il se laissa faire. Les caresses se firent rapidement plus précises. Il sourit. On pouvait compter sur Katchinka pour suivre à la lettre les règles de la communauté. C’est elle qui
choisissait librement son partenaire en veillant à partager équitablement ses faveurs, comme il était écrit dans le code communautaire. Ainsi en avait décidé Tom pour le bien de tous. Et bientôt allait naître un nouveau cycle. Colline, l’aîné de leur fille allait avoir quinze ans. Elle aiderait dorénavant sa mère. Oui, Tom avait bien fait les choses, pensa Bolo, agenouillé derrière Katchinka, une nouvelle partenaire sera la bienvenue.

Dehors le jour n’allait pas tarder à se lever. Le grand type hirsute dormait encore. Son chien ronflait encore plus fort que son maitre. Bolo s’allongea contre le flanc de Katchinka. « Il faudra un jour lui régler son compte à ce sale clébard » pensa-t-il avant de s’endormir.

A l’abri dans l’obscurité de sa tanière, la petite communauté portait bien haut le drapeau de l’utopie.

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